Editorial
Par Nicolas Roméas
Ce désir de rapprocher les pratiques de l’art du mouvement de notre vie en société, nous l’entendons depuis longtemps, sourd, murmurant, éclatant parfois, plus ou moins bien perçu, plus ou moins assumé au fil du temps.
Jean Dasté et ses comparses voulaient-ils autre chose dans les années cinquante, lorsqu’ils portaient les grands textes de théâtre dans les villages aux alentours de Saint-Étienne ? Ils en laissèrent pour souvenir de magnifiques albums de photographies où figuraient les visages, les regards des gens du public, seule chose vraiment importante aux yeux de notre fougueux pionnier.
Ceux qui prirent en charge ce désir dans l’immédiat après-guerre étaient pour la plupart ce qu’on appellerait aujourd’hui des « amateurs », poussés par une foi militante qui avait moins à voir avec une « profession » qu’avec un profond désir de changer la vie en faisant circuler la force des mots, des idées, des attitudes humaines.
Le choc de l’Histoire ramenait à notre mémoire quelques vérités essentielles. Dans ces temps d’urgence, il arrive que le monde politique trouve la « culture » utile. Notamment pour reconstruire l’identité d’une nation. Avons-nous besoin de ressentir une telle urgence, pour nous y mettre ? Eh bien, ressentons-la : elle est là. Moins visible qu’une guerre, mais aussi terrifiante pour l’avenir. Le délitement programmé de ce qu’on nomme « culture », au profit d’un commerce sans âme.
Il faut donc s’y mettre.
Mais l’exercice est périlleux. Il y faut du talent. Dans cette navigation à vue vers l’horizon incertain d’un art « démocratique », il faut bien sûr tracer des frontières sûres face à la fausse et médiocre « interactivité » que véhicule une télévision qui a renoncé à toute ambition. Mais il est urgent, aussi, de se tenir à bonne distance des récifs d’un « populisme », d’une démagogie que les modes veulent imposer en lieu et place d’une vraie conscience politique. Il ne s’agit pas de bâcler.
Il ne s’agit pas de dévaloriser le geste artistique en affirmant que n’importe qui y a accès, n’importe comment. Il ne s’agit pas seulement non plus, comme on l’entend parfois, de « réappropriation ».
Se réapproprier une chose suppose qu’elle nous a déjà appartenu. Or, la réalité historique du développement des arts en Occident est beaucoup plus complexe. La plupart des formes d’art que nous connaissons aujourd’hui ont une très ancienne origine « populaire », elles ont jadis répondu à une nécessité collective, souvent liée à la religion. Et par un long et chaotique cheminement historique, nous sommes passés de pratiques largement partagées à leur appartenance à une élite. Il ne s’agit donc pas uniquement de reprendre possession de ces formes qui se sont transformées jusqu’à ne plus correspondre qu’au goût de certaines couches de la population. Il s’agit d’en inventer de nouvelles, sans en passer par cette confiscation. Sur quelle base ? Sur quel désir commun, quelle urgence, quelle nécessité ?
Celle de montrer à nouveau que l’art peut être une chose extraordinairement belle, simple et savante à la fois, construite avec la matière de nos vies, de notre Histoire et nos histoires. Qu’il s’agit d’un outil essentiel pour toute civilisation digne de ce nom, pour faire, ensemble, ce à quoi le vieux Socrate encourageait chacun : se connaître soi-même. Ce qui requiert un désir fort, un travail acharné et exclut toute facilité.
C’est ce qu’en leur temps s’efforcèrent de faire des gens comme Erwin Piscator ou Bertolt Brecht, comme avec le Lehrstück, qu’évoque ici Maurice Taszman, ou ce que tente aujourd’hui Bernard Bloch.